En dix ans, la révolution numérique a profondément bouleversé nos usages, nos habitudes, et notre économie. En dix ans, la firme américaine Uber et son application de chauffeurs VTC s’est déployée en France en bousculant le droit du travail et le modèle social protecteur que les Français ont conquis depuis la fin du XIXe siècle. En dix ans, l’ubérisation du travail s’est imposée. Au nom du progrès.
En 2021, en sortie de confinement, le soi-disant progrès a la tête des mauvais jours. Les chauffeurs Uber sont devenus une sous-catégorie de travailleurs, ils se disent réduits à l’esclavage par un algorithme tyrannique, quand ils ne sont pas tout simplement déconnectés, perdant alors leur travail à la vitesse d’un clic. Mais Brahim Ben Ali, représentant de chauffeurs VTC de Villeneuve-d’Ascq, maître Jérôme Giusti, avocat militant, Mark MacGann, ancien lobbyiste d’Uber devenu lanceur d’alerte, et une bonne partie des chauffeurs de Paris et sa banlieue ne sont pas résignés. Ils veulent se battre contre Uber, dénoncer, et pourquoi pas renverser le système. Ils n’ont plus le choix : ils sont à bout de course.
NOTE D’INTENTION
À l’avenir, quand nous nous retournerons sur cette révolution numérique durant laquelle des entreprises – souvent américaines et souvent basées sur un concept d’intermédiation grâce à des applications – se sont installées en France, que dirons-nous ? Que ces entreprises ont facilité nos usages et nos modes de vie, nous ont fait basculer dans la modernité, le progrès ? Ou qu’elles ont imposé une révolution du travail : l’ubérisation, d’une ampleur équivalente à celle de la division des tâches du XIXe siècle ?
Le plus fascinant peut-être dans ce phénomène, c’est la rapidité des mutations. Travis Kalanick, jeune trentenaire californien, crée un service d’ubercab en 2009 à San Francisco. En 2011, Uber débarque en France, promet de l’emploi, et de « disrupter » les conservatismes à la française, de ceux qui ne permettent pas aux classes populaires et aux immigrés de trouver du boulot, et l’affirme : chacun sera son propre patron. Cool. La révolution numérique est en marche et elle révèle toutes ses promesses égalitaires et libérales. Re-cool. Et c’est vrai qu’on y a tous cru, travailleurs, ou consommateurs, politiques et décideurs.
Le discours est tellement puissant qu’il écrase toutes les premières critiques. Emmanuel Macron, encore ministre de l’Économie, y voit les hommes du « 9.3 » qui se sont mis au travail : « Allez à Stains expliquer aux jeunes qui font chauffeurs Uber de manière volontaire qu’il vaut mieux tenir les murs ou dealer. » Comme si les habitants de Seine-Saint-Denis n’avaient qu’un choix binaire possible : être dealer ou chauffeur VTC. Surtout, comme s’ils ne devaient se contenter que d’un emploi qui n’est pas dans les clous du droit du travail.
Quelques années plus tard, la marque est connue dans le monde entier, s’imposant même en quasi monopole, et devenant un nom commun. En 2016, le néologisme « ubérisation » entre dans le dictionnaire français. Selon « Le Robert » : ubériser revient à « déstabiliser et transformer avec un modèle économique innovant en tirant parti des nouvelles technologies ». Pas un jour désormais sans que l’on ne parle de l’ubérisation de la société : fin du salariat, développement de l’auto- entreprise, flexibilité, Uber a fait des petits dans tous les secteurs. Mais en moins de dix ans, ce phénomène, d’abord décrit de façon positive, est utilisé quasiment exclusivement dans un sens péjoratif.
Aujourd’hui, l’impact des pratiques d’Uber sur les chauffeurs est palpable. Certains ont été déconnectés du jour au lendemain, d’autres n’arrivent plus à payer le leasing de la voiture et l’ont rendue, ils essaient de passer les examens pour être taxi ou ils acceptent les baisses continues de tarifs des courses, ils passent d’une application de chauffeurs à l’autre, pour se « diversifier ». Ils se disent « mis en esclavage », obligés de travailler 15 heures par jour pour 1 500 euros par mois en moyenne (deux fois moins que le SMIC). Ils n’ont « d’indépendant » que le nom. Mais ils ne sont pas non plus salariés avec la protection de ce statut.
Un groupe d’hommes et de femmes chauffeurs VTC, un avocat engagé et un syndicaliste remonté ont décidé, au nom de leur condition matérielle, de leurs convictions ou de leur honneur de s’opposer à Uber. De résister. D’essayer par tous les moyens légaux de bouter Uber et ses pratiques hors de leur travail, de leur vie privée, de leur quotidien.
C’est précisément ce moment de lutte qui nous intéresse et que nous avons voulu documenter. Ce film se veut porté par ses personnages, à commencer par ce couple, que rien n’aurait destiné à se rencontrer, uni par le combat commun. D’un côté, l’avocat. Mèche encore épaisse sur le côté, port altier, et verbe aussi haut que précieux. Jérôme Giusti est inscrit au Barreau de Paris depuis 1996. Ce spécialiste du droit de la propriété intellectuelle et des nouvelles technologies croit à la force du droit et le répète à longueur de journée. De l’autre, le chauffeur VTC : Brahim Ben Ali. Cravate, pince cravate, et gilet de costume. Toujours tiré à quatre épingles, même avec un porte-voix, même entouré de fumigènes. Brahim manie aussi bien les réseaux sociaux que Jérôme le Code du travail. Depuis deux ans, maître Giusti est l’avocat du syndicaliste Ben Ali.
Pendant dix-huit mois, nous les avons suivis sur tous les fronts : judiciaire, pour demander la requalification des chauffeurs en salariés au conseil des prud’hommes de Paris ; politique, pour influer sur les projets de directive sur les travailleurs de plateforme de la Commission européenne à Bruxelles ; et médiatique, pour alerter l’opinion publique. Nous les avons vus essayer de s’émanciper, de créer leur propre coopérative de chauffeurs. Nous avons été à leurs côtés dans les moments de découragement, quand la précarité et parfois le désespoir des chauffeurs font douter Brahim Ben Ali de sa capacité à tenir bon. Mais nous avons aussi été témoins de leur enthousiasme, quand Mark MacGann, qui deviendra le célèbre lanceur d’alerte des Uber files, apporte des preuves qui manquaient à Jérôme Giusti. Ce combat est évidemment romanesque parce qu’il oppose une firme internationale et des chauffeurs isolés. Des petits David contre le mastodonte Goliath. Un classique des luttes sociales des travailleurs contre un patron forcément plus fort qu’eux. Mais aussi parce qu’il est difficile et que l’issue est incertaine : nous ne savons pas aujourd’hui quelles seront les décisions que la justice rendra, si les politiques les soutiendront, si la coopérative que les chauffeurs sont en train de créer durera. Mais Jérôme Giusti, jamais résigné, dit : « Au moins on aura essayé », quand Brahim Ben Ali, son acolyte, lui, parle de l’importance du combat à ses collègues chauffeurs : « La liberté s’obtient avec de la sueur et des larmes. »
Ces histoires individuelles de nos personnages racontent un point de rupture. Celui où collectivement ils ont décidé de se regrouper pour changer un ordre établi devenu insupportable. À bout de course mêle ainsi l’infiniment petit et l’infiniment grand. L’atome et le système. La chauffeur VTC et l’ubérisation.